Retour sur le Shangri-La Dialogue 2022
Le Shangri-La Dialogue (SLD) a enfin repris après deux ans de pause forcée. Ce dialogue organisé par le think-tank britannique IISS réunit chaque année les ministres de la défense des pays de l’Indopacifique et la crème des expert·e·s, pour une grande démonstration de diplomatie plus ou moins publique.
Disclaimer : tenir un blog sur l’Asie du Sud-Est n’ouvre pas encore les portes de ce paradis. J'ai donc du, pour écrire cet article, m'appuyer sur les (nombreux) instantanés partagés sur les réseaux sociaux et (l’excellent) travail de retranscription de l’IISS, mais je pense être parvenue à tirer quelques grandes lignes.
Que peut-on donc retenir de cette dix-neuvième édition ? Je mets volontairement de côté la passe d’armes entre Etats-Unis et Chine, l’adresse du président ukrainien Volodymyr Zelenskyy et la réconciliation annoncée entre la France et l’Australie pour me concentrer sur l’Asie du Sud-Est. Je relève ainsi en premier la reconnaissance quasi-unanime du « minilatéralisme » comme mode de fonctionnement efficace des relations internationales en Asie. A l’exception notable de la Chine et du Cambodge, qui dénoncent les logiques d’alliance comme ferment du conflit, presque tous les intervenants ont reconnu ces mini-groupes comme des préalables souhaitables à la consolidation d'une architecture régionale de sécurité, à condition que ceux-ci s'articulent toujours autour de l'ASEAN - il aurait été en effet difficile de remettre en question la centralité de l'ASEAN depuis une estrade à Singapour. Le ministre japonais expliquait par exemple que tous les mécanismes ASEAN+ devaient être renforcés en l’absence de cadre global de coopération pour l’Indopacifique. Le secrétaire à la défense américain Loyd Austin a rappelé l'engagement des leaders du Quad - l’incarnation du value-based minilateralism à l'américaine - à travailler avec l’ASEAN. Le ministre malaisien Hishammuddin bin Hussein a quant à lui vanté les vertus de la coopération sous-régionale, à condition qu'elle soit pragmatique et se donne des objectifs tangibles, à l'instar du Trilateral Cooperation Agreement avec l’Indonésie et les Philippines - un arrangement visant à réduire les actes de piraterie et de terrorisme maritime dans la région et dont le périmètre pourrait être étendu à l'avenir. Sans oublier l’ADMM-Plus, cité par Singapour comme l'enceinte de référence pour « continuer de définir des normes, établir des mécanismes de désescalade et éviter le conflit ».
Ce Shangri-La Dialogue aura aussi permis de confronter la vision américaine d'un multilatéralisme fondé sur les valeurs avec une « Asian Way » assumée qui refuse de choisir entre l'une ou l'autre grande puissance. Le ministre singapourien l’exprime peut-être le plus clairement lorsqu’il dit que « while principles are crucial, they of themselves are not sufficient to keep the peace. For Asia, the core issue is about the interdependency that is far more developed, productive and mutually beneficial ». Lors d'un discours remarqué, le général Prabowo Subianto s'est appuyé sur l'histoire coloniale de la région pour justifier le non-alignement indonésien : l'Indonésie, comme tous ses voisins, connaît la valeur de la paix, que seul le respect de toutes les puissances et le dialogue peut apporter. Sans remettre en question les valeurs qui sous-tendent le multilatéralisme (le respect du droit international est cité à plusieurs reprises) et surtout sans nier la compétition globale qui se joue entre les puissances chinoise et américaine, à laquelle ils estiment être les plus exposés, les ministres de l'ASEAN ont utilisé le SLD comme plateforme pour plaider en faveur d'une coopération pragmatique et inclusive où la Chine aurait elle aussi sa place en tant qu'amie et partenaire (pour reprendre le triptyque américain #FriendsPartnersAllies).
Sans surprise, les ministres de l’ASEAN ont appelé à traiter prioritairement les menaces transnationales, qui font le quotidien des forces armées régionales. On retrouve ici la philosophie de l'ADMM, dont les groupes de travail sont exclusivement dédiés aux menaces de sécurité non-traditionnelle. Hishamuddin a certainement dressé la liste la plus exhaustive des défis auxquels sera confronté l’Asie en période post-pandémique : accélération de la criminalité transnationale et de l’immigration illégale, prolifération des cyber-attaques, nouveaux phénomènes de radicalisation et insécurité alimentaire, sans oublier les risques indirects causés par l’insécurité alimentaire, les pénuries de matières premières et les pressions exercées sur les chaines de valeurs. Le secrétaire à la défense nationale Lorenzana a également rappelé qu’aux Philippines, les « principales acquisitions d'équipement tels que des navires, des moyens aériens et du matériel d'ingénierie sont également largement utilisées pour l'aide humanitaire et les interventions en cas de catastrophe. » Il a également mis en garde contre les menaces introduites par les nouvelles technologies, car celles-ci permettent l’augmentation du recours à des stratégies « de zone grise, non-conventionnelles et ambiguës ». Enfin, le risque nucléaire demeure préoccupant, ce qui a poussé certains ministres a rappeler l’adhésion de leurs pays au Traité sur l’Interdiction des Armes Nucléaires (Philippines, Cambodge).
Quelques mots en conclusion-ouverture sur la mer de Chine méridionale, qui demeure le hotspot conflictuel de la région. Alors que les Etats-Unis et le Japon déroulaient leurs éléments de langage classiques sur le respect du droit international et la détermination de leurs marines à accéder aux eaux internationales, Hishamuddin s’interrogeait : « les formes existantes de coopération en matière de sécurité sont-elles toujours bénéfiques comme moyen de dissuasion ? Ou vont-elles aggraver les conflits existants ? », ce que j'interprète personnellement comme une mise en cause d'AUKUS comme ferment d'une dynamique escalatoire.
Il y aurait évidemment bien plus à dire sur ce Shangri-La Dialogue en fonction de la sous-région de l’Indopacifique à laquelle on s’intéresse. Il me semble toutefois que cette édition a clairement mis en avant les voix de l'ASEAN, qui ont su, aux travers de discours bien coordonnés, donner corps à cette fameuse centralité que tant appellent de leurs voeux sans toujours en percevoir les contours.
Pour aller plus loin : https://www.iiss.org/events/shangri-la-dialogue/shangri-la-dialogue-2022