Fresh Mango Juice #2 - Février 2022
Les réactions limitées de l’ASEAN face à l’invasion russe en Ukraine
L'Asie du Sud-Est a accueilli l’invasion russe en Ukraine par un étrange silence, seulement rompu par ,Singapour (gravement concerné par l’invasion d’un Etat souverain), ,l’Indonésie (sans citer la Russie), le ,Cambodge et la Malaisie. Sur l'impulsion de ces derniers, l’ASEAN a finalement publié une très courte ,déclaration appelant « à exercer un maximum de retenue, poursuivre le dialogue par toutes les voies, y compris diplomatiques, pour contenir la situation, prévenir une nouvelle escalade et trouver une résolution pacifique du conflit, en accord avec le droit international et la Charte des Nations Unies. » La déclaration se garde de dénoncer explicitement le comportement de la Russie, qui n'est d'ailleurs jamais citée, et ne devrait pas être assortie de mesures de rétorsion coordonnées.
Le faible volume des transactions commerciales et flux d’investissements entre la Russie et l’Asie du Sud-Est justifie certainement la quasi-absence de sanctions économiques (seul Singapour a adopté de telles mesures), dont la portée serait effectivement limitée. Les Etats-membres de l’ASEAN disposent pourtant d’autres leviers d’action, dont leur pouvoir décisionnel au sein des instances de dialogue régionales. La Russie aurait en effet intérêt à ne pas se voir ostraciser des forums ASEAN-Plus, qui lui permettent de conserver une voix et un poids relatif en Asie-Pacifique face à d'autres Etats qui ne seraient certainement pas contre l'en exclure (Japon, Etats-Unis).
Cette absence de réaction forte illustrerait finalement moins une incapacité à agir de l’ASEAN que son éternelle difficulté à s’affirmer en tant qu’acteur autonome de la scène internationale - y compris pour défendre un système fondé sur le droit, pourtant au coeur de ses déclarations, et qui demeure à ce jour l’un de ses seuls remparts contre l'agressivité chinoise en mer de Chine méridionale.
La nouvelle stratégie américaine pour l’Indopacifique confirme la volonté des Etats-Unis de renforcer leur partenariat avec l'ASEAN
La Maison Blanche a publié une mise à jour de la ,stratégie américaine en Indopacifique, qui prévoit de renforcer la coopération avec l’Asie du Sud-Est en vue de donner à l’ASEAN les moyens d'assurer son rôle de leadership régional.
Depuis janvier 2021, les plus hautes autorités américaines ont défilé au chevet des dirigeants d'Asie du Sud-Est afin de raviver les liens distendus par l’administration précédente. Cette opération de séduction devra toutefois relever plusieurs défis avant de pérenniser le ré-investissement américain dans la région.
Washington devra d’abord convaincre les Etats d'Asie du Sud-Est qu'ils n'auront pas à choisir entre la Chine et les Etats-Unis (ou plutôt qu'ils pourront choisir les deux), en faisant montre d'une attitude constructive envers Pékin. Si la stratégie américaine désigne clairement le comportement de la RPC comme une menace, le choix de l’administration Biden de compartimenter la relation avec la Chine entre rivalité, coopération et compétition est plutôt de nature à rassurer.
Le second défi sera de réinventer un partenariat économique crédible, alors que la Chine est aujourd’hui considérée comme ayant supplanté les Etats-Unis dans ce domaine. L'annonce d'un Indo-Pacific Economic Framework (dont on ne connaît ni les objectifs ni les échéances) ne suffira pas à convaincre, alors que les Etats-Unis payent encore la décision de l’administration Trump de sortir du Trans-Pacific Partnership. Enfin, l’agenda économique promu par Washington pourrait simplement ne pas être au goût de ses partenaires, dont certains pourraient ne pas vouloir/pouvoir se conformer aux standards américains en matière de transparence fiscale et de lutte contre la corruption, érigés en objectifs de la nouvelle stratégie. De même, les priorités affichées en matière de développement durable pourraient ne pas trouver d'écho auprès d'un public principalement occupé par son développement économique et industriel (l'Indonésie annonçait par exemple que ses objectifs de sortie du charbon ne pourraient être atteints qu'à condition d'investissements extérieurs massifs).
Le troisième défi sera, plus globalement, de travailler avec des partenaires « not-so-like-minded » (Parameswaran). Bien que pragmatique, la stratégie américaine se veut fondée sur des principes et érige la bonne gouvernance en valeur autant qu’en objectif. Les Etats-Unis devront dès lors naviguer entre cette exigence et le constat d'une dégradation du respect des droits humains et des libertés civiles et politiques en Asie du Sud-Est. Le Sommet des Démocraties donne un aperçu de la façon dont Washington surmontera cette contradiction, puisque les Philippines, l’Indonésie et la Malaisie, dont les régimes sont régulièrement mis en cause pour violations des droits humains, ont été invités à y participer. De même, les autorités américaines devront s'accommoder de la présence de la junte birmane dans certaines enceintes de l'ASEAN (ADMM-Plus par exemple).
Quatrièmement, les États-Unis devront travailler avec des moyens réduits, que ce soit en termes de capacité d’attention dans un contexte international très exigeant, comme de ressources, alors que les marges de manœuvres de l’administration demeurent limitées par le Congrès.
Enfin, les Etats-Unis ne pourront faire l'impasse sur l’approfondissement des coopérations bilatérales. Les relations avec l’Indonésie, le Vietnam, Singapour et les Philippines devraient être particulièrement scrutées.
Le Forum pour la coopération en Indopacifique permet de (ré)-annoncer une série de mesures de partenariat entre l’UE et l’ASEAN
Les Etats-Unis ne sont pas seuls à avoir mis à jour leur stratégie indopacifique. C’est aussi le cas de la ,France. Sans surprise, l’Australie a été évincée des principaux partenaires. Les orientations vis-à-vis de l’Asie du Sud-Est demeurent quant à elles inchangées - j’y reviendrai dans un prochain article.
La France, qui assume ce semestre la présidence tournante du conseil de l’Union Européenne, a également organisé un ,Forum pour la Coopération en Indopacifique, où les ministres des affaires étrangères de l'ASEAN (Myanmar excepté) étaient invités à rencontrer leurs homologues d’Indopacifique et d'Europe. Ce Forum a surtout permis ,d'annoncer (ou ré-annoncer) un certain nombre de mesures de l’UE pour la coopération en Indopacifique.
Concernant les relations UE-ASEAN, l’accent est mis en particulier sur la connectivité, avec la mise en place d’une « initiative équipe Europe » pour « promouvoir une connectivité durable entre l’UE et l’ASEAN et au sein de l’ASEAN, dans le domaine des transports, de l’énergie, du numérique ou encore en renforçant la mobilité et les échanges interpersonnels ». L’équipe Europe sera aussi responsable de conclure un « Pacte vert » permettant le développement de partenariats dans les domaines de « l’action climatique, la protection de l'environnement et de la biodiversité, la transition vers une énergie propre, la résilience aux catastrophes, les systèmes alimentaires et la prévention de l'exploitation forestière illégale ». L’UE soutiendra enfin la mise en place d’un réseau pour lutter contre la pêche INN, qui pourra certainement s’appuyer sur les autres programmes de l’UE en matière de sécurité maritime tels que ESIWA et CRIMARIO.
L’Indonésie conclu pour plusieurs milliards d'euros de contrats d'équipements de défense
Le ministre de la défense indonésien a ,signé l’achat de 42 avions de combat Rafale. Des négociations de longue haleine, ,fuitées à plusieurs reprises par La Tribune, prennent ainsi fin avec le déplacement à Jakarta de la ministre française des armées Florence Parly. En parallèle, l’Indonésie pourrait vouloir acheter des F-15 américains, pour lesquels une autorisation d’export vient d’être, approuvée par le Département d'Etat. Le constructeur naval indonésien PT PAL et le MINDEF se sont également engagés à une ,coopération de recherche et développement avec Naval Group, qui pourrait aboutir à l'achat de deux sous-marins Scorpène.
Il s’agit de l'engagement le plus important de l'Indonésie en matière d'acquisitions d'équipement de défense depuis la nomination de Prabowo Subianto comme ministre en 2019. Les forces navales et aériennes pâtissent depuis des années des délais de mise en œuvre du plan de modernisation des forces armées indonésiennes (Minimum Essential Force) et sont aujourd'hui à peine en mesure d’assurer la sécurité des (immenses) espaces aéromaritimes indonésiens.
Bien qu’espéré par la France, qui voit dans l’Indonésie un potentiel économique autant qu’un relais d'influence régional, ces ventes ne devraient pas être automatiquement accompagnées d’un renforcement de la coopération. La signature en 2021 d’un accord de coopération de défense franco-indonésien n’avait déjà pas ou presque donné lieu à l’augmentation des interactions militaires entre les deux pays, en dépit d’une présence récurrente de bâtiments français en Asie du Sud-Est.
Gardons enfin à l’esprit que le contrat Rafale demeure suspendu aux premiers versements indonésiens. La mise à l’écart des contrats pour l’acquisition de ,11 avions de combat russes et de ,trois sous-marins coréens sont autant de pénibles exemples de la difficulté à transformer un contrat en commande. N’oublions pas, pour terminer, l'annonce de la vente de ,six FREMM par l'Italie en 2021, dont on ne sait si et quand elle sera concrétisée.
Or les (énormes) montants prévus pour ces contrats pourraient entrer en concurrence avec d’autres priorités, compte tenu des mesures prises par le gouvernement pour répondre à l’urgence sanitaire. Si le budget de la défense est en hausse, il demeure limité au regard du PIB du pays et la montée des tensions en mer de Chine méridionale ne semble pas constituer un facteur d’urgence contrairement à ce qu'on peut observer chez certains pays voisins.
Les Pays-Bas présentent des excuses officielles pour les atrocités commises durant la guerre d’indépendance coloniale en Indonésie
Les ,excuses d’État présentées par le premier ministre néerlandais Mark Rutte pour la violence excessive employée par les troupes hollandaises envers les mouvements de libération en Indonésie offrent un exemple de justice transitionnelle tardive pour les guerres coloniales. Ces excuses viennent s’ajouter aux compensations individuelles prévues suite à la reconnaissance par plusieurs tribunaux néerlandais de la responsabilité de l’Etat dans des massacres commis sur le territoire de l’ancienne colonie. Si ces reconnaissances et compensations interviennent tardivement, elles n’en constituent pas moins des étapes nécessaires pour les familles concernées.
De l’autre côté du spectre de la colonisation, l’Indonésie se refuse quant à elle toujours à prendre en compte les recommandations du ,rapport « Chega! », issues d’une large consultation de justice transitionnelle suite à l’occupation indonésienne du Timor-Leste (1975–1999), et se borne à ne reconnaître que les conclusions de la commission binationale pour la Vérité et l’Amitié, laquelle n'a investigué que sur les seules violences commises lors des élections de 1999.
Encore candidat, Joko Widodo s’était pourtant démarqué en promettant de faire la lumière sur des cas passés de violations des droits humains, dont plusieurs massacres commis sous le régime de Suharto. Son manque d'initiative dans ce domaine lui est aujourd'hui reproché, tandis qu’un groupe d’experts des Nations Unies a encore récemment pointé du doigt la ,grave détérioration de la situation en Papouasie.
La sécurité maritime s’impose comme le domaine et l’outil privilégié de la coopération en Asie du Sud-Est
La sécurité maritime, peu importe la ,définition qu’on lui donne, s’impose comme sujet et outil de coopération privilégié en Asie du Sud-Est. Transnationale par nature, elle appelle à la mise en place d'initiatives conjointes sur des sujets parfois contentieux, comme la pêche illicite ou la sécurité aux frontières, tout en permettant d'assurer une présence non-provocatrice mais néanmoins régulière dans les zones de tension en mer de Chine méridionale.
Le ,récent accord entre la Malaisie et l’Indonésie visant à déployer des patrouilles conjointes pour lutter contre la pêche illicite est en effet plus porteur pour les bonnes relations de voisinage que la précédente politique indonésienne consistant à couler les navires étrangers pris dans la ZEE indonésienne. Cet accord s'affiche également comme une étape d'intégration supplémentaire par rapport aux Malacca Strait Patrols coordonnées entre la Malaisie, l'Indonésie et Singapour.
La priorité accordée à la coopération en matière de sécurité maritime suppose un rôle accru des institutions des garde-côtes ou assimilés. L’annonce américaine de renforcer la présence et les missions des Coast-Guards en Indopacifique peut ainsi être comprise dans cette perspective. Le BAKAMLA indonésien, fort d’une ,nouvelle coopération avec les Etats-Unis justement, cherche également à compenser sa faible légitimité interne par une attitude proactive en matière de relations régionales et a pour la première fois proposé une ,rencontre avec les institutions homologues de Brunei, Malaisie, Philippines, Singapour et Vietnam.